Samori TOURE

Homme d'état et résistant anticolonialiste

Qui est donc cet homme sur lequel planent tant d'incertitudes et s'accumulent tant de disputes ? Naguère, les historiens de la colonisation n'ont vu en lui qu'un "roitelet esclavagiste et sanguinaire". Depuis les luttes pour l'indépendance, les Africains ne cessent de la célébrer comme l'un des fils les plus dignes du continent noir, pour avoir incarné le refus de la domination étrangère.

Par Elikia M'Bokolo

    Sans nier l'équation personnelle et irréductible de l'individu, ne faut-il pas éclairer son entreprise par les contraintes et les opportunités de son temps ?

    Samori est né dans la région du Bas Konyan, dans la Guinée actuelle. Il appartient donc à ces Malinké du Sud, produit d'un long métissage entre les populations locales animistes et des immigrants Malinké venus du Nord. A l'origine, ces immigrants étaient musulmans et, pour la plupart, commerçants (dioula) ; mais en se mélangeant avec les gens du pays d'accueil, beaucoup en étaient arrivés à adopter d'autres genres de vie et d'autres coutumes. Ainsi, partis de Kankan vers 1700, les ancêtres de Samori avaient abandonné le commerce pour devenir agriculteurs et éleveurs ; ils avaient ainsi oublié les préceptes de l'islam, puisque Laafiya, le père de Samori, ne faisait plus ses prières quotidiennes. Mais le pays du Bas Konyan n'avait pas appartenu aux grands empires ouest-africains, en particulier à l'empire du Mali, définitivement disparu au XVIIe siècle, dont les Malinké du Sud conservaient encore un lointain souvenir. Au début du XIXe siècle, les structures politiques du bas Konyan sont de type villageois et non étatique. L'unité de base est le kafu (canton), rassemblant quelques villages, fort de 1000 à 1500 habitants et dirigé par un chef portant le titre de mansa, comme les anciens empereurs du Mali. Il arrivait que, pour des raisons essentiellement défensives, plusieurs kafu se regroupent provisoirement et se reconnaissent un chef doté d'attributions avant tout militaires et appelé faama. Créateur d'empire, Samori fut donc un véritable révolutionnaire, introduisant dans son pays des innovations politiques jusqu'alors inconnues.

    Ne cédons pas cependant aux charmes de la légende. Car la conquête du pouvoir et la construction de cet empire ont été une entreprise difficile, perpétuellement remise en question par une convergence de rivalités locales et internationales et par l'allergie des peuples à toute autorité pesante.

    Né vers 1830, Samori a commencé modestement sa carrière comme dioula, métier aux perspectives prometteuses, car le commerce se trouvait alors en plein développement. De nouveaux courants d'échange (vente d'esclaves et achat d'armes à feu), greffés sur la Sierra Leone et sur l'Océan Atlantique, se mettent à re dynamiser l'ancien commerce local et à longue distance (échange d'or, d'esclaves et de noix de kola tirés des pays forestiers, contre des armes et des tissus acquis dans les pays méditerranéens et sahéliens, le sel saharien et le bétail). Ce commerce ne permet pas seulement aux plus audacieux de s'enrichir. Il leur donne aussi, avec les armes à feu, les moyens de la guerre et de la puissance et, grâce à la redistribution des prises de guerre et des profits commerciaux, la possibilité de réunir autour d'eux des dépendants à la fois ambitieux et dévoués. Personne ne saura mieux que Samori exploiter ces nouvelles opportunités. Il faut dire que les choses ont très mal commencé pour lui. Vers 1850, sa mère, Masorona Kamara, est capturée au cours d'une guerre et emmenée en captivité par Séré-Burlay, l'un des fils de Moriule Cissé, qui cherchait à se créer un état puissant. Ce malheur fut peut-être la chance de Samori, obligé de louer ses services aux Cissé pour libérer sa mère de l'esclavage. Il s'engage donc dans l'armée des Cissé et se rend compte que sa vraie vocation n'est pas le commerce, mais la guerre. Au service des Cissé, il restera, selon la tradition, "7 années, 7 mois, 7 jours", avant de s'enfuir, avec sa mère, un jour de 1858 ou 1859. Réputé désormais comme militaire, il entre aussitôt dans l'armée des Bérété, un autre lignage puissant, opposé à celui des Cissé ; mais il ne restera guère plus de deux ans (1858 - 1960) auprès des Bérété, dévoré qu'il était par l'ambition. Il se tourne alors vers les siens, les Kamara, impuissants face aux Cissé et aux Bérété, et leur propose de les défendre contre toute agression. Un serment solennel, prêté à Dyala en 1861, vient sceller l'alliance entre Samori et les siens : il est reconnu comme kélétigui (chef de guerre), premier échelon d'une ascension qu'il va gravir à marches forcées.

    L'armée qu'il crée à cette occasion se dote d'une structure et de caractéristiques qui ne changeront plus, sur l'essentiel, jusqu'à la fin de sa carrière politique. Il s'agit, pour la première fois dans la région, d'une véritable armée de métier. On y trouve des hommes du pays, animés par une sorte de patriotisme sincère, et des aventuriers venus de toute part, hommes sans foi ni loi, attirés d'abord par l'appât du gain. Tous ces hommes sont équipés d'armes à feu. Mais le commandement des soldats est confié à des personnes que Samori choisit très scrupuleusement : ce sont ses frères, ses amis d'enfance, plus tard ses fils, toutes personnes envers qui il pense pouvoir nourrir une confiance absolue. La seule chose qui unit ces hommes si divers, c'est leur dévouement total à la personne de Samori lui-même, proclamé faama en 1867.

    Homme de guerre redoutable, ayant entre les mains un instrument irrésistible, Samori aurait pu chercher à tout balayer sur son passage. Il préféra, plus habilement, alterner la guerre et la diplomatie, menaçant, flattant et trompant tour à tour tous ses voisins. Cette stratégie extraordinairement complexe va l'occuper presque entièrement pendant quelque vingt ans, jusqu'au milieu des années 1880. Il élimine ainsi, au travers de rebondissements toujours très spectaculaires, les Bérété, les Cissé, les Kaba de Kankan... Vers 1878, il a conquis tout le Haut Niger et son "empire" comprend, entre autres le Bouré, riche pays de l'or. Il a établi des contacts avec l'État Toucouleur, dirigé par les fils d'El Hadj Omar Tall. Dans leurs structures, les possessions de Samori constituent un de ces "empires" dont l'Afrique ancienne a eu le secret. Samori prend soin de conserver la société antérieurs à sa conquête, en particulier les Kafu : il leur superpose des gouvernements militaires, chargés de lever les hommes et le tribut.

    Les anciennes coutumes sont ainsi maintenues, quoique le conseil du roi, proclamé almini en 1884, comporte une proportion significative de musulmans. Quant au personnel politique, il se recrute en partie seulement dans la famille de Samori : une autre partie est formée d'hommes choisis par Samori en raison de leur compétence et de leur loyauté. On peut ainsi décrire cet empire comme un État militaire et marchand. Tout en effet est subordonné aux besoins de l'armée et de la guerre. Mais, comme le disait Samori lui même, il fallait aussi qu'une femme seule, chargée d'articles de commerce, puisse voyager sans problème jusqu'à Freetown. Guerre pourvoyeuse d'esclaves et garante de la sécurité de l'État, commerce fournissant les armes à feu et générateur de profits : les deux bases qui faisaient la force de l'État samorien contenaient aussi les risques de sa fragilité. On allait s'en rendre compte lorsque les pays européens, non contents de contrôler les comptoirs côtiers, entreprirent de pénétrer à l'intérieur du continent. A leur tête se trouvaient la France et la Grande Bretagne, engagés dans une féroce "course au clocher" à partir des années 1870. Même s'il n'avait jamais quitté son Afrique natale, l'almani mesurait assez bien les implications de la nouvelle donnée internationale et essaya au mieux de se protéger. Comment interpréter autrement ses efforts incessants, à partir de 1885 environ, pour se libérer de la dépendance technologique à l'égard des Européens ? Sous son impulsion, les forgerons et artisans locaux parviendront à fabriquer des fusils à répétition, copiés sur les fusils achetés aux Anglais. De même, il réussira à attirer à lui d'anciens tirailleurs des troupes coloniales françaises et britanniques, pour encadrer ses hommes.

    Fidèle à la stratégie qui lui avait si bien réussi avec les chefs africains, Samori voulut mener parallèlement la guerre et la diplomatie avec les Européens. Mais, ses tentatives pour jouer les Britanniques contre les Français se révélèrent vaines, car les deux États avaient tout intérêt à s'entendre sur le dos des Africains. Samori se trouva aux prises surtout avec les Français, désireux de rattacher leurs possessions du Sénégal et de la Côte d'Ivoire aux pays de la boucle du Niger. De 1886 à 1889, il accepta de signer plusieurs traités avec les Français et en 1886 il envoya même son fils Dyaulé Karamogho en France. Mais, sachant ce que les Français avaient fait au Sénégal, il les soupçonnait de double jeu et de déloyauté. Ce fut au moment où il avait le plus besoin de la cohésion de son empire que celle-ci vint à lui manquer. En 1889-1889, ses États furent ravagés par la "guerre du refus", menée par les groupes animistes contre l'imposition autoritaire de l'islam : ceux-là bénéficiaient d'ailleurs de la complicité active ou passive du reste de la population, lassée par la répétition des guerres et par la lourdeur des impôts de toutes natures. Sa propre famille fut tellement déchirée par des querelles fatales entre partisans et adversaires de la négociation avec la France, que Samori dut trancher dans le vif en faisant exécuter Dyaulé Karamogho, soupçonné de trahison à l'égard de la France.

    La tactique de la guérilla et de la "terre brûlée" se révéla aussi inefficace face aux généraux Français, instruits par les précédents de l'Algérie. En 1892, dans un sursaut désespéré, Samori partit vers l'Est, avec le gros de ses troupes, pour fonder un nouvel empire dans le Nord de la Côte d'Ivoire actuelle. Mais en pleine période de partage coloniaux, le nouvel État était trop fragile pour résister aux troupes coloniales françaises. Ce fut le 29 Septembre 1898 qu'une petite colonne de reconnaissance le captura. Le vieux combattant, qui négociait une capitulation honorable, espérait sans doute pouvoir se retirer comme une personne privée. Il fut en réalité déporté au Gabon, dans un milieu totalement différent du sien, où une pneumonie l'emporta le 2 Juin 1900.

    On se demande encore ce qui lui a manqué pour faire une oeuvre durable. Ce n'est certainement pas le talent, ni le courage, ni l'habileté, ni même, à certains moments, cette "chance", à laquelle tant d'hommes d'État croient. Il a sans doute été victime d'une conjoncture politique qui ne laissait aucune place aux Africains. Mais comme on dit, les héros ne meurent jamais. Ne voit-on pas que, les temps ayant changé, Samori est aujourd'hui l'un des héros les plus chers à la mémoire des Africains ?

ndw : Samori n'est pas un héros pour les Ivoiriens "du Sud". Défenseurs des pratiques animistes contre l'avancée de l'islam, ils sont plutôt fiers que Samori fut arrêté par ici.

ns "du Sud". Défenseurs des pratiques animistes contre l'avancée de l'islam, ils sont plutôt fiers que Samori fut arrêté par ici.